CHAPITRE XV
Le lendemain, au lever du soleil, Jim se trouvait à deux cents milles. Il avait conduit toute la nuit, ne s’arrêtant qu’une fois pour faire le plein d’essence. Il se sentait très fatigué, mais il avait l’impression qu’il ne pourrait jamais plus dormir. Un coup d’œil dans le rétroviseur le convainquit que ce serait extrêmement dangereux de conduire en plein jour. Ses vêtements d’emprunt ne lui allaient pas bien ; la perruque qu’il avait enlevée à un mannequin de vitrine présentait une demi-douzaine de nuances autres que celles de sa chevelure. Son casque de fil de fer n’était pas aussi satisfaisant qu’il l’aurait été s’il avait été fabriqué avec des outils ; sa tête avait une forme bizarre avec le casque et la perruque par-dessus. Il avait pu passer au travers d’une rapide inspection dans la demi-obscurité, mais conduire en plein jour était hors de question.
Il chercha donc un endroit où se cacher. Il se trouvait sur une large route à six voies qui semblait s’enfoncer indéfiniment devant lui, dans une forêt. Un lourd camion qui arrivait en sens contraire apparaissait au loin ; sa bâche et sa carrosserie d’aluminium brillaient dans le soleil levant. Il passa près de Jim en vrombissant, s’éloigna et disparut. La route se trouva vide de nouveau.
Jim vit alors dans les bois un petit chemin qui paraissait abandonné. Il avait été coupé par la grande route et maintenant de la broussaille et de jeunes arbres y poussaient rapidement. Jim l’avait déjà dépassé quand il se rendit compte que c’était une cachette parfaite. Il freina. Son instinct aurait été de s’arrêter, de faire marche arrière puis de repartir dans le chemin. Il allait reculer quand il eut l’idée de faire une autre manœuvre, plus logique dans les circonstances où il se trouvait. Il scruta soigneusement la route. Si un autre véhicule apparaissait, il ne pourrait s’y risquer. Mais…
Il recula sur le béton suivant une ligne circulaire aussi parfaite que possible. Toujours en marche arrière, il monta sur le talus herbeux en maintenant le volant immobile. Il continua, suivant une longue courbe molle jusqu’à l’entrée du chemin abandonné. Il y pénétra par l’arrière. Il sortit une fois de la voiture pour s’assurer de la direction et plaça la petite voiture complètement hors de vue de la route.
La Chose, à côté du conducteur, s’agitait dans sa cage couverte. Jim comprit, avec une satisfaction sauvage, qu’elle rageait. Sa cage de fil de fer n’était pas luxueuse. Cette Chose-là, au moins, était privée de chaleur et de douceur. Les fils de fer étaient froids et durs, râpeux et rugueux. La Chose était sans doute mal à son aise et aussi, peut-être, ébahie. Toute la nuit, elle avait probablement envoyé ses instructions avec une colère frénétique pour ordonner son sauvetage immédiat. Mais les fils de la cage annulaient tous ses efforts. À la fin, elle avait dû être prise de panique en réalisant sa faiblesse et sa solitude ; elle tombait de haut. Elle avait eu des domestiques-hommes pour la servir et pour se mouvoir ; elle avait eu, pour s’y enfouir, un nid capitonné. Et maintenant…
Jim inspecta la cage avec une minutie impitoyable. Il vit de petits points d’écume séchée, là où la Chose avait essayé de se servir de ses mandibules effilés pour couper le fil et s’enfuir. Ce signe de désespoir fit plaisir à Jim. C’est avec des yeux implacables qu’il vérifia si la Chose n’avait pu endommager la cage et en diminuer l’efficacité.
Jim, après avoir réfléchi, plaça la cage dans le coffre de la voiture. Là, il y aurait une barrière métallique de plus pour empêcher l’émission des pensées. Puis, quand il repartirait, il n’y aurait aucun coussin sous la cage pour amortir les cahots. La Chose souffrirait de ce qu’elle détestait le plus : l’inconfort.
Il ferma le coffre à clef et détacha la petite clef de celle qui ouvrait la voiture. En cas d’accident…
Il revint alors vers la route, releva et redressa les jeunes arbres qui avaient été courbés par la voiture, pencha vers la route ceux qui avaient été cassés. Pour voir que la voiture était entrée à reculons dans le bois il faudrait un examen attentif des traces laissées par elle sur le béton. La plupart des gens penseraient qu’une voiture, venue d’un ancien sentier abandonné, était montée sur la route. On ne s’apercevrait pas que c’était le contraire.
Jim revint s’asseoir derrière son volant, s’assura que son pistolet volé était à portée de sa main, s’installa pour essayer de se reposer pendant les heures du jour et, surtout, pour établir le plan de ses prochaines démarches. Il avait essayé, toute la nuit, de faire des projets. Il n’avait toujours qu’un espoir : réussir à persuader la Sécurité du danger qui menaçait les hommes, et se servir pour cela de la Chose captive. Une fois la Sécurité convaincue, l’affaire serait menée avec une efficacité inexorable. Des policiers casqués de fil de fer pourraient, portés par des vaisseaux-patrouilleurs, atterrir près de Clearfield. Ils feraient des descentes et des perquisitions dans les fermes. Les esclaves des Choses, bien sûr, dans leur loyauté passionnée pour leurs maîtres hideux, résisteraient. Mais si l’on trouvait une seule Chose bavant et rageant de fureur dans son nid, ce serait la preuve de la véracité de ce que racontait Jim.
Le reste serait une sinistre affaire, sûrement. Il faudrait employer tous les moyens imaginables pour qu’il ne restât aucune Chose vivante capable d’assujettir les hommes. Les esclaves des Choses se battraient en désespérés, convaincus qu’ils obéissaient à leur propre volonté. Mais on arriverait à détruire les Choses, et alors – Jim eut un sourire sardonique – la tyrannie de la Sécurité se justifierait éternellement : elle aurait bel et bien sauvé l’humanité d’un péril épouvantable. Jim lui-même ne pourrait espérer aucune récompense. La liberté de la science, cette liberté pour laquelle il avait lutté, disparaîtrait à jamais. Le seul avantage serait que les hommes se trouveraient tyrannisés par d’autres hommes, et non par des monstres étrangers.
Jim se rendait compte de l’ironie de la situation. Il était tout simplement en train d’établir un plan d’action qui ferait de la Sécurité un organisme définitivement invulnérable et respecté ! Mais il n’y avait rien d’autre à faire, hélas !
Jim resta assis dans la voiture, fatigué et amer, incapable de dormir, et attendit le retour de la nuit. Il entendait le vrombissement des véhicules qui passaient sur la route à une centaine de mètres. La circulation s’intensifiait, maintenant que le matin était venu. Dans une heure, il y aurait un bourdonnement continu de moteurs sur toute la longueur de la grand’route. S’il avait tardé, seulement un peu, à trouver une cachette, il n’aurait guère pu espérer dissimuler la voiture sans se faire remarquer.
Le temps était très calme. Les feuilles chuchotaient au-dessus de lui. De temps en temps, il percevait un petit bruissement soudain dans les feuilles sèches qui jonchaient le sol : de minuscules oiseaux qui sautaient ; des écureuils peut-être. Il y avait des chants d’insectes et d’oiseaux…
Il perçut soudain un autre bruit. Des mouvements retenus. Un animal ou quelqu’un qui se déplaçait le long du sentier en friche.
Jim se raidit et posa la main d’un geste très lent sur le pistolet qui se trouvait dans sa poche. Le bruit s’arrêta, et Jim resta immobile. Il n’y avait eu que deux pieds en mouvement ; ce n’était pas un animal à quatre pattes. C’était un être humain. Il s’était arrêté pour inspecter la voiture. Celle-ci, naturellement, était immobile et paraissait vide.
Les pas rythmés se rapprochèrent. Avec une prudence infinie, Jim se glissa dans le fond de la voiture. Il avait maintenant le pistolet à la main. S’il lui fallait tirer, on supposerait peut-être, sur la grand’route, qu’un braconnier rôdait par là.
Gestes hésitants, incertains. La silhouette se rapproche. Elle scrute l’intérieur de la voiture, se trouve nez à nez avec le canon du pistolet.
— Au moindre bruit, articule Jim, je vous tue !…
Il en avait l’intention, et son accent était convaincant. Les yeux qui le regardaient flamboyèrent puis se concentrèrent de nouveau sur la gueule de l’arme. Ensuite, lentement, ils revinrent, furieux, à Jim. Au-dessus des yeux, exactement sous la ligne des cheveux, l’inconnu avait une longue cicatrice, nette comme une coupure de bistouri. Alors, d’une voix pleine de défi, l’homme ricana :
— Il vous faudra tirer, mon ami ! Si vous autres, esclaves damnés, vous voulez savoir pourquoi je suis immunisé contre vos sacrés Petits Amis, il vous faudra expérimenter vos trucs sur mon corps ! Allez-y et tirez ou je vous brise le cou…